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bric à bracs d'ailleurs et d'ici

À l'écoute de la bêtise/Paul Mathis

 
D'autres agoras de Paul Mathis sont disponibles sur ce blog, catégorie: Paul Mathis.

À  l’écoute de la bêtise


Tel est le titre surprenant peut-être qui vous a été donné.
Il est issu d’une conversation avec Jean-Claude Grosse, au sujet de Lacan, qui avait parlé un jour d’un traité de la connerie.
Il semblerait que nous soyons dans les gros mots que j’ai tendance à proscrire. J’entends par gros mots, les substantifs, ramassant en quelques syllabes, de multiples structures syntaxiques qu’il serait plus intéressant de développer que de se fixer à des significations simplistes et répétitives à utilisation médiatique...
Je n’aime pas me confiner dans le désastre.
Par conséquent, je vous ferai part, certes de ce que l’on peut entendre de la bêtise, mais je tenterai surtout d’invoquer, un au-delà de cette dimension.
C’est ce que la parole libre peut proposer, mais vis-à-vis de laquelle l’analysant reste longtemps réticent, tellement les amarres de dépendance restent solides, et timides les augures de la créativité, sinon de la création, dans l’autonomie du sujet.
Quelles sont les marques du désir ? Le désir est-il bête ? Quel est le désir de la chatte faisant craquer, avec fougue, détermination, le crâne de son chaton mort ?
La bêtise est-elle compagne de la folie ?
Le terme bêtise n’est là que pour pointer les affinités que nous pouvons avoir avec le mal, l’incohérence, le plaisir du conflit et du rapport de force, reflet d’un narcissisme violent.
«En ce moment, il effraye les oiseaux pour le compte du fermier Troutham ; pendant ce temps, au moins, il ne fait pas de bêtises.» (X )
C’est sur cette parole d’une vieille dame méprisante que débute la vie de Jude l’obscur, qui se terminera peu après la mort de ses trois enfants, deux par meurtre, le troisième par suicide, interdits de vie par une société puritaine.
Une petite fille de quatre ans me dit un soir, «est-ce vrai que les enfants doivent recevoir des fessées pour être bien élevés ?»
Et une autre de dire à son père : «Dis papa, si je fais une bêtise, est-ce que j’aurai une fessée ?»
Formes de violence, honorées par le dressage éducatif et les consignes thérapeutiques.
Violence non seulement brutale, mais aussi dissimulée. Héritage repris à chaque génération, si l’enfant n’est pas entendu. Il semblerait que la bêtise promue par l’adulte opère en premier vis-à-vis de l’enfant. «Mange, tais-toi, tiens-toi droit,» dit facilement l’adulte. Violence sur laquelle l’enfant interroge, à partir du rejet de l’injuste souffrance infligée.
Les drames antiques dont nous avons hérité, sont pleins de brutalité. Ils ne sont sauvés que par l’écriture de leurs auteurs, par le style des signifiants
intrinsèques. La Renaissance a repris le processus, en y ajoutant la musique et la peinture.
Ce que l’art et la connaissance introduisent à cette époque, dans le style, c’est la distance entre l’imaginaire incertain ou dogmatique et le réel absolu. Reprise certes de l’ambition grecque et latine avec un approfondissement scientifique, mais sans performance dans l’amitié de l’homme et du monde.
A ce titre, les deux réels les plus incontournables, la naissance et la mort, dans la vérité qu’ils réclament, maintiennent dans la rencontre sexuée, le désastre dont on a voulu qu’elle soit porteuse.
Ces deux moments extrêmes, de la naissance et de la mort, conjuguent dans l’art et la connaissance, l’exigence cachée de chaque sujet possible voué entre ces deux termes, à la plus belle exaltation d’intelligence et de vie nouées ou au plus grand désastre.
Au-delà des sacrifices antiques, des martyres juifs, des martyres chrétiens et du seppuku japonais, l’acte libre est-il possible ?

Que représentent les démarches de connaissance et d’art, dans une corrélation à l’attention portée au corps, risquant de réaliser une harmonie qui soit au-delà des jouissances liées aux conflits, aux polémiques et aux agressions ?
Nous ne pouvons méconnaître indéfiniment et surtout continuer d’accepter, malgré la beauté qui parfois nous provoque, la connivence avec la souffrance, le désastre, que l’homme politique, dont la fonction serait de promouvoir l’ordre de la cité, n’a garde de mettre au centre de ses intentions. Il en a été ainsi de tous les temps, sauf dans ces courts intervalles représentés par les  personnages de Périclès et de Thésée. Et le monde moderne ne fait qu’accentuer le fossé, entre une technologie qui se veut exclusive, apparemment pôle de l’intellect, et le corps vivant qui consent souvent selon des modalités variables à la torture, racine latine du mot travail. C’est à partir de ce pacte dénoncé avec la soumission, l’humiliation, le plaisir consenti à la détresse, à la limite celle de la mort, qu’émerge la possibilité des actes libres.
Qu’est-ce que l’acte  signifie face aux idéologies dont nous avons hérité ? Quels sont les premiers actes, le premier acte ? Y-a-t-il un acte primordial, fondamental ? Un acte premier, et à l’opposé un acte terminal ? Un acte de naissance, puis un acte de mort.
Entre ces deux extrêmes, des actes multiples, très diversifiés, qui pourraient être les marques de notre désir de vie. Non point les actes rituels, liturgiques qui sont d’obédience délétère, mais les actes de créativité, d’invention, de naissance.
Des actes de vibrance avec le monde dans les échos, les reflets de lumière et de couleur ; dans les lignes, les volumes, la musique et la danse, c’est-à-dire dans les interférences de correspondances et d’harmonie.
Où se situe l’origine des impasses, pour interdire un tel horizon ? L’histoire en est ancienne.
C’est le meurtre de Chrisippos, exécuté par les frères jumeaux Atrée et Thyeste, commandité par leur mère Hippodamie, et consenti par Pélops, père insuffisant. Comme le seront plus tard Agamemnon, Thyeste et Abraham. A quoi fait suite la Passion du Christ.
Il semblerait qu’il y ait permanence de la même histoire, des mêmes impasses et du même espoir, selon le même chemin des massacres antiques au monde moderne. D’un côté la jouissance de la mort, et particulièrement celle de l’enfant, et d’un autre côté ce qui apparaît exhaustif dans le monde de l’art, et celui de la connaissance.
Quel rapport existe-t-il entre l’histoire d’un drame, l’impact de cette histoire, et le style donné à cette histoire par les qualités intrinsèques des signifiants utilisés ? Le style est sans importance si l’histoire se suffit à elle -même, pour le fantasme de celui qui la crée, ou de celui qui la reçoit.
Cependant l’histoire d’un drame est question à résoudre soit dans le signifié, soit par le signifiant, soit par les deux réunis.
Le signifiant intervient d’emblée pour son compte propre, assurant dans un premier temps par l’ordonnance de sa structure une nouvelle pacification et contribuant à un premier remaniement du désordre.
La trame mythique des drames de Wagner, qui rejoint les drames du réel, bénéficie dans la musique et dans la gestique du théâtre d’une première étape d’apaisement, en rectifiant le désespoir des postures et des mises en scène. C’est là le travail du signifiant antinomique au chaos de l’imaginaire.
La peinture italienne, dans la figuration des nativités, et dans l’alliance des lignes et des couleurs selon le style propre à chaque artiste, nous donne le reflet de nos contradictions et de notre désir fondamental qui n’est pas celui de la crucifixion, et qui pourrait être le jardin d’Eden peint par Fra Angelico. John T.Spike écrit «Le jardin resplendissant de cette fresque est le moyen grâce auquel Fra Angelico marque le contraste entre le royaume paradisiaque de l’âme et le tombeau froid et nu qui s’ouvre derrière Marie-Madeleine. La palissade à l’arrière-plan signifie qu’il s’agit de l’Hordus conclusis, ou jardin d’Eden.» (1)
(1) John T. Spike, Fra  Angelico, Liana Levi, édit.,  1996, Trad. Française, p.67. Référence au  Noli  me  tangere, Florence, couvent de  San  Marco, cellule 1., p.147
En quoi consiste le jardin d’Eden ? Jardin perdu, ou jardin espéré, anticipé ; ou jardin impossible dont le destin fatal est inclus dans une promesse non tenue ?
Spike écrit : «Quand Marie reçut le Verbe, expliquent les théologiens, elle fut immédiatement exaltée au-dessus de tous les anges.» (2)
Le verbe annonçait la naissance. Mais aussi le tombeau, «L’association du sein et du tombeau, ajoute-t-il, est une affirmation puissamment concentrée sur la mortalité ; elle fait allusion de surcroît à la connaissance anticipée de la Passion du Christ que Marie porta en elle dès l’instant de son Incarnation.(3)
Presque dans une surenchère, «Selon saint Thomas d’Aquin, le tombeau du Christ pourrait être compris comme un symbole du sein virginal de Marie, également glorifié par le séjour qu’y fit le corps du Christ.» (4)
Un rapprochement singulier est fait par Fra Angelico, dans le Reliquaire de l’annonciation et l’Adoration des Mages. (5)
Deux scènes où le désir de l’enfant est confronté, au désir des autres. D’une part le désir parental inscrit dans l’ordre social
par la parole de l’ange ; d’autre part l’ordre politique venu reconnaître l’enfant nouveau-né porteur d’une nouvelle Renaissance concevable, envisagée, espérée, mais contestée dans les faits.
Face à l’ordre de l’Autre, c’est-à-dire le système du pouvoir, prend naissance le nouvel ordre de chaque sujet possible dans son inventivité propre dans la correspondance avec les autres. L’ordre des couleurs dans le génie propre du peintre fait du
signifiant visuel, le correspondant des mots et des sons, pour une harmonie à laquelle convie cette ligne droite, oblique,
ascendante et descendante, reliant les interférences des regards de la mère, de l’enfant et d’un des rois mages. Cette ligne des regards, répond aux doigts qui eux aussi se portent garants de la rencontre de ces trois personnes.
A ceci il faut ajouter, les fonds d’or tamisé, les rouges de l’ange et du roi mage, le vert foncé du manteau de la Vierge.
Surfaces colorées de grande étendue, conférant aux deux scènes, l’absolu des intentions.
L’intention propre d’un sujet malgré la prévalence d’une collectivité apparaît singulièrement précise dans la description faite par Baruzi de l’adoration des Mages de Gentile da Fabriano. (6)
Il écrit : “L’Adoration des Mages de Gentile da Fabriano, nous présente des Rois Mages qui s’inclinent selon des règles établies. Mais personne n’a enseigné à Gentile le regard triste du jeune Roi ni ce visage tendre et rêveur qui nous conduit en un monde nouveau. Ni la foule des chevaux qui se pressent, ni les ors et les joyaux, ni même peut-être le spectacle de l’étable ne suffisent à expliquer le regard du jeune Roi. Le jeune Roi se regarde soi-même et songe. Nul ne peut arrêter le peintre en son élan plastique et que lui importent les dispositions traditionnelles s’il ne lui est pas interdit d’imaginer des drames intérieurs que seuls sauront deviner quelques uns.” (6)
Le Christ en majesté avec des anges, de l’Angelico (7), représente-t-il, dans les trois couleurs chères au peintre, l’or, le bleu, et le rouge-foncé, ce qui était annoncé par les nativités, c’est-à-dire la promesse tenue ? Le monde des lignes et des couleurs, rejoint celui des mots et des sons pour glorifier ce qui était promis dans la naissance du corps de l’enfant. Mais la trajectoire a été brisée.

On a contesté, abîmé, détruit l’horizon de l’Annonciation, pour que domine la jouissance de la violence mortifère faite au corps. L’ouverture était celle du désir d’enfant, marque du désir dans la différence sexuelle, sans aucun fantasme de culpabilité ni d’expiation.
Les deux courants de l’histoire occidentale, judaïque et chrétien, auxquels se réfère de façon confuse le monde moderne, ne sont-ils pas radicalement méconnaissant du désir du sujet et particulièrement du désir de vie ?
Le premier courant est celui de la carence du père à l’égard de l’enfant, donnant naissance à une idéologie de masse. Le second courant est celui du meurtre exécuté d’un enfant, bien qu’advenu à l’état adulte.
La religion d’Israël est née du sacrifice annulé d’Isaac, auquel fait suite, différée, la crucifixion de l’enfant Jésus, venue donner corps mortel puis ressuscité en réponse au premier geste requis par Dieu. Mais il n’y a peut-être pas de différence entre Isaac non exécuté et Jésus crucifié. Tous deux ont été l’objet de sentences à l’égard desquelles ils ne pouvaient avoir aucune réplique, ni même d’aucun recours à l’aide paternelle.
Le site de Jérusalem propose à notre mémoire et à notre méditation un espace topographique étroit où les trois religions sont représentées.
Au centre de la montagne de Sion, une mosquée qui couvre de son dôme d’or, le rocher où Isaac a failli être mis à mort ; rocher d’où Mahomet se serait élevé vers le ciel, s’intercalant entre le mont des oliviers où le Christ a passé la nuit précédant sa passion, et le Golgotha lieu de son immolation. En contre bas, au pied du Golgotha, les restes d’un mur du temple de Salomon devenu le mur des lamentations. Cet ensemble demeure le symbole du maintien des conflits, où la pulsion de mort prend à témoin le corps qui adhère au sacrifice. En contraste, les architectures des bâtiments religieux énoncent ce qui pourrait être de l’ordre de la paix dans les signifiants des formes. Signifiants d’architecture remarquablement pacifiant, peints par Fra Angelico dans le Retstable de Santa Trinita.
Comment la permanence des discordances maintiennent-elles le plaisir des conflits, des rapports de force conduisant au plaisir du désastre préféré au plaisir des accords ?
Peut-on faire disparaître le plaisir de ces dissonances ?
Si l’enfant tout petit, de quelques heures, de quelques semaines, de quelques mois, de quelques années, si vif, si attentif, si curieux, si ingénieux, représente ce qui peut permettre à l’adulte de se dégager de ses investissements de malheur, c’est probablement parce que par sa naissance, il représente ce que l’homme et la femme ont vécu d’amour afin qu’il ait été désiré. Et ceci au-delà de toutes les condamnations dont nous avons hérité depuis des millénaires. Dès l’origine du monde, le système social, politique et religieux a créé l’infanticide et le fratricide pour asseoir son pouvoir, et dont les frères siamois et les frères jumeaux, the dead ringers, sont les sosies voués à la mort, causée ou soutenue par le vœu mortifère de la mère archaïque, par la condamnation de sa dimension de femme. (8)
Au niveau des rites, entretenant soumissions et conflits, la circoncision, l’excision et le baptême. A quoi il faut ajouter les rituels de la passion du Christ dont le point extrême est la crucifixion.
Au nom de quoi, pour quel plaisir, acceptons-nous de telles jouissances délétères ? Comment s’est inscrit dans notre corps, dans nos pensées un tel goût de la souffrance et de la matière en cours de destruction ? Sinon par l’anathème d’une culpabilité extrême.
Et comment à partir de ces désastres, osons-nous être indifférents et même hostiles à ce que le petit enfant offre d’attention, d’intelligence et de beauté conjuguées ?

Quel est le désir fondamental ?
Est-ce le désir sexuel qui vise au déploiement de l’espèce, auquel participe tout individu à son corps défendant ? Désir d’enfant incertain, remis en question, ou absolu, corrélatif d’un vœu bipartite, vis à vis duquel tous les autres paramètres du désir font taches contradictoires ?
Bébé désiré, choyé, mais parfois plus tard, enfant rejeté, battu. Quelle est la place de l’enfant, au milieu de multiples velléités de multiples désirs flous et de multiples interdits ou obligations catégoriques ?
Quel est le rapport entre les performances culturelles, et la misère affective ?
Le désir possible du sujet face au réel met en question toutes les facettes du Grand Autre, et les mimiques des multiples petits autres.
Le drame est probablement celui de la contestation originelle de l’acte sexuel, à partir de la castration qui hante l’inconscient de l’homme. Et si l’homme n’a que le droit ou l’obligation de n’être que le géniteur au service de l’espèce, et si la femme ne désire qu’être essentiellement mère, mère absolue, d’un enfant unique ou d’enfants multipliés, identiques les uns aux autres, il ne peut y avoir que drame à partir de l’impossible de la différence sexuelle, conduisant aux frères ennemis.
De ce fait l’acte sexuel, banal, est-il possible qu’il soit départi de violence ? Qu’il soit un acte d’attention, de tendresse, sans jalousie, sans animosité aucune ? Que la jouissance soit faite de réjouissances, et non de sévices ? Que le désir dans la différence sexuelle, atteste la radicalité de cette différence, où l’on ne cherche pas dans l’autre l’image de soi, source de comparaison, de contestation, mais la différence honorée et non violentée ou détruite.
C’est en ce point que la destruction de l’autre différent de soi se perpétue dans la répétition, tout au long des siècles, conduisant à la mort des deux corps, et à la mort du troisième né de ce couple manqué, fonction de l’image de soi projetée dans l’autre identique.
L’advenir génital dans la différence sexuelle posée par le réel, est-il impossible du fait de l’hégémonie des pulsions
partielles ? Prévalence de
l’oralité, de l’analité, de l’urinaire, du scopique.
Fellation créant dans les fantasmes une conjonction orale de succion et de dévoration. Où l’eau, le lait, le sang, le sperme sont confondus. Verre banal, ciboire liturgique, sont connotés autour de la castration et de la fellation.
Le discrédit jeté sur la sexualité, en particulier féminine, ne peut-il être levé ? Impureté de ce côté et perversion du côté masculin.
Si l’axe de l’analyse est la parole, un deuxième paramètre important est celui du temps. Le temps des séances, le temps de l’arrivée, le temps de l’attente, le temps du passage, le temps de la sortie, le temps du retour. Le temps de l’incertitude et le temps de l’acte.
Au-delà, aux deux pôles, le temps de la naissance et le temps de la mort. Et dans ce temps immense des millénaires, ce temps précieux de la femme, ce temps des règles qui a été bafoué par la faute.
La femme compte, consciemment, et surtout inconsciemment. Le chiffre retenu, classique est celui de 28 jours.
Où se situe le savoir exact, le lien de la connaissance et de l’attention ?
Le temps des règles s’intercale entre le temps de la naissance et le temps de la mort, qui peut atteindre le siècle.
Que signifie ceci, énoncé par une patiente : «je laisse tout tomber pour un temps et j’irai à mon rythme.» N’est-ce pas une velléité de reprise par le désir des paramètres d’actions ponctuant les temps libres et les temps contraints ?
L’inconscient  est-il  le  maître ou  le traducteur du chiffre et d’autre part existe-t-il   un   lien   entre   les   chiffres    cosmiques    et    les   chiffres  biologiques ?
Ces derniers sont précis dans les dosages de laboratoire, mais pas toujours en rapports cohérents avec la clinique, et surtout avec l’angoisse du sujet morcelé.
Et peut-être plus particulièrement, le corps féminin interroge-t-il avec davantage d’acuité  que ne le fait l’intellect masculin ces interférences de mal être et de bien être.
Selon quels chiffres, l’inconscient et le corps féminin se font-ils signe ? Selon quels symptômes où le chiffre semble être le maître d’œuvre ? Comment s’instaurent les variances et les répétitions de la numérologie ?
Pourquoi les grossesses gémellaires et au-delà ?
Et d’une façon banale toutes les multiples variantes des règles. Y a-t-il dans les chiffres des règles, les marques de la satisfaction ou de l’insatisfaction reportées au corps de la femme ? Serait-il possible d’établir des lois précises entre les chiffres des saignements, les chiffres hormonaux, et la façon dont les chiffres s’inscrivent dans l’attente, l’impatience, la crainte ou la joie ?
L’enfant pose trois questions essentielles, sur la naissance, sur la mort et sur l’argent. Questions auxquelles l’adulte dans ses impasses répond de façon mensongère.
Ne serait-il pas plus judicieux de dire à l’enfant garçon et fille, que les règles définissent dans leurs chiffres l’exactitude de ces temps du corps ? Exactitude, connaissance scientifique permettant d’être loin de l’impureté pseudo-morale traditionnelle. Et l’on pourrait concevoir que le rite religieux pourrait désormais féliciter la jeune adolescente qui vient d’être réglée, lui tendre la main et non la récuser.
De la notion d’exactitude de la rencontre du signe et du chiffre pourrait découler un calcul rassurant sur les périodes fécondes et les périodes stériles, afin de donner, particulièrement au couple adolescent les données sereines de transparence, d’attention et peut-être d’amour au-delà de la technologie anticonceptionnelle communautaire.
S’impose pour l’approche d’une solution possible autre que celle de l’obédience à notre héritage le clivage suivant.
D’une part la parole qui porte, d’autre part le pouvoir qui fait taire, prétendant résoudre les impasses du sujet voué aux pleurs, aux lamentations, et autres formes de violence.
Une deuxième Renaissance est évoqué par Verdiglione. Est-ce possible ? Qu’est-ce que la première Renaissance a manqué ? Qu’est-ce qui n’a pas été entendu ? Malgré l’immense apport de Dante, de Boccace, de Pétrarque, de Giotto, de Duccio, de Fra Angelico, des premiers siennois et de l’ordre de la musique, où, comment s’est produit la cassure de ces innovations ? Et Malraux aurait-il eu raison de dire que le XXIème siècle serait religieux ou ne serait pas ? C’est-à-dire un siècle de croyances, de soumission et non de lucidité.
Le troisième millénaire donnera-t-il à notre terre cette ouverture manquée jusqu’à présent, et que Galilée avait dû fermer pour sauver sa vie ?
La place de la terre dans un univers cosmique de nouveau appréhendé permettant aux papillons d’être mieux vus à partir des étoiles ?
Jünger, décédé près de sa 103ème année, percevait au début de sa vie, dans sa première rencontre avec la comète de Halley, l’univers ouvert par son père et ceci renouvelé en Malaisie des décennies plus tard. Zwei Mal Halley. C’est le titre de ce livre écrit en 1986, à 91 ans, quand il revoit pour la deuxième fois la comète de son enfance. Conjonction pour lui de l’ordre du monde et de la curiosité de l’observation personnelle. Ordre cosmique donnant la main à l’ordre humain pour fonder le monde des correspondances, dans toute l’ampleur de la vie dégagée de cet héritage des instances de mort.
N’y aurait-il pas une autre énergie, une autre intelligence si l’homme était connecté dans sa dimension cosmique, et non plus enfermé dans son narcissisme délétère, même avec l’horizon pythagoricien de la croyance en l’immortalité céleste des âmes ?
Le femme aurait-elle un corps, articulé à l’ordre du chiffre, éloignant toute notion d’impureté, afin d’ouvrir à l’homme un horizon où la différence sexuelle, serait prototype de toutes les différences ?
Le doigt de Dieu de Michel-Ange rejoint celui de l’homme, car c’est de ce dernier que Dieu apprend la vérité de la vie.
Glenn Gould complète cette dimension en envoyant dans l’espace la musique de la terre pour d’autres mélomanes éventuels, extra-terrestres.
Si nous restons terriens, nous pouvons élargir notre destin si notre désir de vie se dégage des systèmes mortifères réducteurs. Le désir propre d’un sujet dans un signifiant de son choix, donne libre cours à la succession des actes qui inscriront dans le réel les marques de ses temps.
Et peut-être qu’une vue du ciel nous donnera parfois un meilleur apaisement qu’une symphonie. Les deux dimensions ne s’excluant pas et pouvant fonctionner en alternance.
Peut-être y a-t-il dans cette vue lointaine, le meilleur statut de sérénité et de pacification où l’homme saisit sans drame, l’immense distance du temps et de l’espace, malgré le raccourci de la mort. Ce qui faisait dire à Sénèque : «Il ne saurait y avoir d’exil sous le firmament car rien n’y est étranger à l’homme.» (9)
Une vie sereine dans les chiffres, les chiffres des étoiles qui sont sans figuration divine.
Est-il possible, judicieux, de donner une place, plus ou moins importante, variable selon les cas, entre les chiffres cosmiques et les chiffres humains ?
Le corps féminin semble présenter des caractéristiques pleines de variances et d’exactitude, plus performantes que le corps masculin, dans le registre des rythmes, des cadences de la vie et des chiffres des accords.
A l’opposé l’homme veut la maîtrise des chiffres pour le pouvoir et les mises à mort. Au mieux, il s’implique dans l’ordre de l’art et de la connaissance.
Les chiffres des hommes nous émerveillent sur la grandiloquence du temps, de l’espace et du monde des astres. A l’opposé les chiffres des règles, détergent la honte, pour introduire l’ordre de la mesure, dans l’ordre de la vie de la beauté.
Hubert Reeves nous propose un contraste ; d’un côté l’exactitude des chiffres, cernant le dynamisme du monde : “Les galaxies s’éloignent les unes des autres. La matière cosmique se refroidit et se dilue. Qu’en est-il de son avenir ? Ce refroidissement amorcé il y a plus de quinze milliards d’années, va-t-il se poursuivre indéfiniment ?” (10)
Et d’un autre côté il signale leur insuffisance : “Mais les difficultés énormes que rencontrent aujourd'hui les spécialistes de la logique mathématique pour établir une logique cohérente et universelle ne nous permettent pas d’être très optimiste quant à l’issue d’une telle entreprise.” (11)
La peinture de la Renaissance, particulièrement celle de Duccio, de Giotto, de Fra Angelico, nous donne-t-elle le meilleur gage de ce que le désir humain peut concevoir de beauté, de paix et d’intelligence ?

Pourrait-on dire que la beauté de la peinture de Fra Angelico serait fonction d’une part des scènes de bonheur représentées, telles les annonciations, les nativités et les adorations des Mages, et d’autre part qu’un autre style de peinture tel celui de Bosch et de Breughel, également de haut niveau, serait fonction de l’horreur  ?
Le bleu et l’or de Fra Angelico semblent du côté du paradis, tandis que les bruns, les noirs, les rouges foncés seraient du côté de l’enfer.
Le style, l’impact du signifiant, sont probablement de même qualité chez Fra Angelico et Giotto que chez Breughel et Bosch.

Cependant, Fra Angelico donne peut-être une articulation plus serrée de la disparité des interférences.
Ainsi, à propos de l’Adoration des Mages de San Marco, Spike écrit : “Fra Angelico décrit picturalement le processus grâce auquel ceux qui cherchent de façon désordonnée - ils occupent le côté droit de la lunette - sont progressivement illuminés au fur et à mesure qu’ils se rapprochent du Christ. (Il s’agit ici du Christ nouveau-né). Au centre de la composition, sur l’axe vertical qui descend vers le tabernacle du sacrement, un des visiteurs orientaux tient une sphère armillaire, très certainement un attribut de la sagesse du Christ.

La sphère armillaire est un assemblage de sphères concentriques, évidées en anneaux de sorte que le spectateur peut voir leurs interrelations. Les érudits de la Renaissance avaient dû considérer ce mécanisme comme un présent inappréciable parce qu’il intègre les connaissances en astronomie de Pythagore, le philosophe grec qui conçut la théorie du cosmos comme une série de sphères concentriques, soumise aux lois diverses de la mathématique et de la géométrie. (12)
Ce mouvement circulaire des sphères célestes créant une «harmonie sublime» (13). A ceci, il faut ajouter selon Platon dans la République, que le «cosmos, composé de huit sphères qui tournent sur elles-même», offrait «sur chacun des bords circulaires», «une sirène qui chantait une note unique, toujours  sur le même  ton. Leur  huit notes composaient la  gamme musicale». (13)
Et Fra Angelico nous montre dans son jugement dernier, comment «les âmes des élus s’étreignent dans la joie. Avec les anges, elles dansent sereinement, accompagnées par la musique des sphères.»
Articulations multiples entre la géométrie, les mathématiques, la numérologie, la musique, le chant et le verbe.
Chant qui parfois s’inscrit, sur une note ou deux, dans les premières expirations du nouveau-né, à l’étonnement ravi du père advenu.
Le parcours pictural et de référence scientifique de Fra Angelico est aussi corrélatif de remarquables amitiés. Et c’est peut-être là le lien entre l’art, la connaissance et le corps.
Reflet de l’art, du livre et de la dimension religieuse dans l’amitié de Fra Angelico et de Nicolas V, pape bibliophile, pressenti par Cosme de Médicis, recommandant au peintre : «En venant, apporte (...) les livres, surtout les parchemins.» (14)
L’écriture est-elle plus déterminante que la parole ? Si c’est écrit, y a-t-il là un déterminisme plus absolu ? Dans une esquisse de Michel-Ange, un texte tenu par la Vierge-mère, est offert à la lecture aux deux cousins, Jésus et Saint-Jean, traçant la ligne de la Passion, incontournable, écrite dès l’annonciation.
La parole est-elle plus libre que les mots écrits et plus apte à maintenir un horizon ouvert ? Certes dans les deux cas, les mots écrits et les mots parlés structurent une démarche d’investigation, de créativité, de création, d’apaisement, de sérénité, de bonheur possible. Mais ce qui est écrit fixe un moment de trajectoire qui peut paraître définitif. Seuls d’autres moments ultérieurs, successifs, peuvent maintenir le cheminement. Et le style sera l’agent de ce renouveau incessant.
Je voudrais poser ou interroger un paradoxe. D’une part le contraste, l’opposition, et d’autre part la concordance entre deux remarquables productions artistiques, la Nativité de Piero della Francesca et la crucifixion d’Antonello da Messina.

L’une expose un horizon qui semble propice à toutes les possibilités, par la naissance du nouveau-né. L’autre nous donne un arrêt définitif de la vie. Et ce dernier par la noblesse des personnages restés vivants, la mère et Saint Jean, semble nous faire accepter avec sérénité l’inadmissible. Crucifixion sobre, dépouillée, apaisée, qui semble devenir une sauvegarde, par le style introduit.
Le point de départ de l’inscription sur le corps nous a-t-il été donné par Saint François d’Assise, dans le phénomène des stigmates ? Phénomène d’identification, nous incitant à participer directement aux souffrances du Christ ? Inscription qui a peut-être pérennisé tout au long des siècles l’impossible d’une réjouissance de la vie face à la jouissance de la mort.
Les crucifixions de l’horreur, de Mathias Grünewald nous maintiennent dans cette dépendance. Un pas de plus et nous avons la crucifixion de Bacon. Plus rien de la croix traditionnelle, mais l’horreur poussée à un degré extrême par la torture du corps morcelé.
Et au-delà se pose un autre rapprochement, celui de Bacon et de Lucian Freud, le petit-fils de Freud. Les figurations des deux peintres sont voisines. C’est l’inscription maximale dans le matériau du corps, de la souffrance, du tourment, de la déchéance. Les tableaux de Bacon par le style s’écartent davantage de l’inconscient, questionné par Freud que ceux repris dans l’héritage du petit-fils qui semble avoir transposé directement au corps, les fantasmes exhumés par le grand-père, dans une matérialité vis à vis de laquelle l’écriture de Freud avait pris de la distance.
Qu’en est-il de l’absolu du style traduisant dans l’impact du signifiant une force de métamorphose risquant de nous donner le droit de nous éloigner du désastre ? Le Saint Jérome d’Antonello da Messina, seul dans sa cellule, dans les résonances des mots et des bois, conduit-il vers une vérité du signifiant pur, dont le corps signifiant premier pourrait être le seul à bien traduire les liens entre l’imaginaire et le réel ? Y aurait-il là la matrice liant le beau, le bien à la connaissance loin des pulsions de souffrance et de mort ?
Le signifiant pur que peut être le corps vivant, dans ses capacités d’actes, visant les interférences des sons, des lignes, des couleurs, et des mots dans l’harmonie de ces multiples concordances, pourrait-il instaurer  un  ordre  que  Dante  avait pressenti dans la dimension de l’univers ?
C’est la certitude  incroyable de  Dante, pleine  d’espoir  dans   l’ampleur  de  son  génie, dans  le  contexte de cette  première  Renaissance  qui  semble   s’être  démise  de  son projet, qui  lui  faisait  écrire : «mais  déjà, mon  désir  et  ma volonté s’élançaient, emportés  comme  la  roue  que  toute  entière  une impulsion  fait  mouvoir, par  l’amour  qui  meut  le soleil et les  autres  étoiles ?» (15)
N’est-ce pas, malgré ou peut-être grâce à ce dédale cosmique, incommensurable, l’invitation à ces trois options qui sont fondamentales ; le battement du cœur qui ouvre et qui ferme la vie, les cadences des règles féminines qui honorent, les métriques des signifiants, répondant aux cycles des étoiles dans les actes des sujets.
Et  s’il  restait  un  dernier  doute  face  à  l’incertitude  de  la  science  et  face  à l’incertitude  de  la réponse de  Dieu, car  dit  Job, dans le  texte   de  Reeves «si, sur  mon  appel, il  daignait  comparaître suis-je  sûr  qu’il  écouterait  ma voix ?» (16) ce serait la réponse du poète à l’enfant qui offrirait le suprême réconfort.

    Ainsi Joan Alavedra, accédant au désir de sa petite fille de cinq ans, lui demandant une crèche accompagnée d’un poème, El Pessebre, qui deviendra l’oratorio écrit par Casals.
   
    Et le chœur des Rois Mages nous fera entendre :
    «Nous seuls connaissons le mystère
    de la naissance du petit.
    Par les signes des astres, suivons la magie
    de cette auguste nuit.
    De terres lointaines nous venons
    voir si nos plans ont réussi.
    Et ce matin-là  nous  saurons 
    que  les  astres  n’ont pas menti.
    Quand l’ étoile sera dans l’angle
    que dans le ciel nous dessinons,
    nous aurons là l’emplacement
    que depuis longtemps nous cherchons.

    Dans une cour, une étable,
    et dans cette étable, l’Enfant.»

Ce texte a suscité en Casals les plus merveilleux développements musicaux, qui vous feront entendre mieux que mes mots, ce qu’est l’ordre de l’harmonie et des accords, au niveau auquel la musique seule est peut-être capable d’atteindre. Ce que Glenn Gould désignait comme “liberté d’émerveillement et de sérénité.”
Mais l’enfant ne provient-il pas de ces temps de grâce ? Qui n’ont toujours pas été maintenus ?
Face au noir du début de mon propos, je conclurai sur une note heureuse.
L’événement de la plus grande beauté que l’analyste entend parfois est celui de l’Annonciation.
La femme qui informe l’analyste d’une première grossesse, accompagne souvent son dire d’un merveilleux sourire. Et le visage épanoui est parfois corrélatif d’un rêve ; où la grossesse est annoncée à la mère de la génération précédente, décédée puis ressuscitée à la faveur du rêve et témoignant elle-même d’un grand contentement. Emerge dans ce retour imaginaire heureux, une double métamorphose ; d’une part parfaire le travail du deuil, d’autre part revivre dans la joie d’une nouvelle naissance.
Il n’y a plus aucune place pour la bêtise.


    L’Agora du 1° avril 1998, Paul  Mathis


(X) Thomas Hardy, Jude l’obscur, Albin Michel, 1956, p.20
(2) John T. Spike, Fra Angelico, op. cit., p. 146
(3) John T. Spike, Ibid., pp. 93 94 95
(4)
(5)
(6) Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, Paris, Alban, 1924, pp. 146-147
(7) John T. Spike, Fra Angelico, Liani Levi, 1996, pour la traduction française, Orvieto, Duomo, chapelle San Brizio, pp. 174-175
(8) Dead Ringers, film anglais, David Cronenberg, 1954. En version française sous le tire, Faux semblants. Histoire de deux Jumeaux fratricides.
(9) Sénèque, l’Exil, Consolation à helvia, ma mère, Editions Alternatives, Paris, 1995,p. 48
(10) Hubert Reeves, Compagnon de Voyage, Le Seuil, 1992, p. 101
(11) Huber Reeves, Ibid., p. 111
(12) John T. Spike, op. cit., p. 161
(13) John T. Spike, op. cit., p. 100
(14) John T. Spike, Ibid., Inscription du polyptyque de Péronse, p. 166
(15) Dante, La Divine Comédie, Les Libraires Associés, Paris, 1965, Trad., de L. Espinasse - Mongenet, p. 553
(16) Hubert Reeves, Ibid., p. 74

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