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bric à bracs d'ailleurs et d'ici

Le scandale de la psychanalyse/Paul Mathis


DE LA TERREUR
OU
LE SCANDALE DE LA PSYCHANALYSE

    Nous vivons, nous sommes dans un monde de terreur.
    A ce thème proposé par Jean-Claude Grosse, pour envisager de m’en dégager, j’ai eu tendance à faire appel à un terme provocateur, celui de scandale appliqué à la psychanalyse.
N’y a-t-il pas meilleur scandale que celui de la psychanalyse ?
    Nous rendons hommage à la terreur vive, exhibée. Nous lui faisons la fête. Et si nous croyons la contester, nous la confirmons.
    Car il y a une terreur douce, qui nous fait plaisir sur un mode dissimulé. Nous pleurons nos morts, en étant réjouis de leur effacement, et nous aimons nos symptômes.
    Nous maintenons les guerres, nous y prenons plaisir, ainsi que de façon  quotidienne nous aimons les discussions, les polémiques, le pouvoir, les manipulations, les structures de conflit.
    Quel est le désir profond qui gît au fond de nous ? Schématiquement, désir de vie ou désir de mort ? Quelle est la place de la psychanalyse dans ce débat ? Y a-t-il un scandale de la psychanalyse parce que la parole d’un sujet risque de contester toutes les dictatures ? D’oser concevoir qu’il y a une lumière, une ouverture, une liberté, une autonomie possible.
    Freud a ouvert le registre de la parole à tout être humain. Et celui-ci conquiert le droit de la mise en question de la terreur sous-tendue par des lois anachroniques.
    Il y a dans l’inconscient une antinomie fondamentale.
    Le discours tenu à l’analyste est le plus souvent un discours de plaintes, de récriminations, de revendications, d’interprétations. L’autre face, de joie possible, de créativité propre est rare et mal soutenue.
    Nous vivons depuis des millénaires dans une civilisation partagée, hésitante, n’osant pas faire prévaloir ce qui serait contraire à la dépendance.
    Certes il y a des textes littéraires anciens, pleins d’espoir. Dans Œdipe à Colonne, il y a cette énonciation radicale de Thésée à Œdipe, reconsidérant tout le destin d’Œdipe : «Ma gloire n’est pas fonction des louanges mais de mes actes.» dit-il à Œdipe. Face aux fantasmes d’Œdipe, à la fatalité, au pouvoir des dieux dont il est la victime, Thésée fait prévaloir dans l’acte le désir du sujet.
    Quel est le désir de l’homme ?
    Quel est le désir de la femme ? Comment ces deux désirs diffèrent-ils ? S’opposent-ils ou s’accordent-ils ?
    La différence sexuelle pose par sa différence même, un désir de connaissance exacte de cette différence et de ses conséquences.
    En quoi consiste-t-elle ?
    Pénis présent d’un côté et absent de l’autre ?
    Non point.
    Pénis d’un côté, vagin  et utérus de l’autre. Prépuce d’un côté, vulve de l’autre.
    Déférents d’un côté, trompes de l’autre. Dénomination humoristique qui pourrait s’entendre : déférence d’un côté, tromperie de l’autre ? De quel côté ?
    Et puis, pour clôturer cette anatomie succincte, utérus d’un côté et rien de l’autre. D’autre part seins d’un côté et rien de l’autre.
    A ces différences macroscopiques, se surajoutent des différences hormonales d’une subtilité plus grande chez la femme que chez l’homme.
    Quant à la richesse émotionnelle, se répercutant sur les données précédentes, la supériorité féminine est aussi manifeste.
    Freud a posé la différence sexuelle autour de la castration.
    Mais si le corps féminin n’est pas porteur d’un pénis, il n’apparaît amputé de cet organe que par le travail du fantasme. Quant à la circoncision marque du symbolique de la soumission il importe de ne pas la faire dévier vers le corps féminin sous la forme de l’excision sauvage. Pire que la circoncision.
    Si la femme frustrée du phallus, le récupère sous forme d’avoir phallique dont le fœtus sera le représentant il y a maldonne pour tout le monde. Si le sacrifice d’Isaac auquel avait consenti son père inaugure un ordre des lois, il n’est pas sûr qu’au fil de l’histoire, ceci mérite d’être pérennisé.
    Et si l’homme hanté par la castration cherche à s’en distancier par l’excision faite sur le corps de la femme, il ne fait que perpétuer la jouissance douloureuse de l’impossible de l’acte sexuel. Le corps de la femme castré à partir du fantasme pénien renvoie l’homme à la seule jouissance à laquelle il est réduit, la pulsion de mort, meurtrière et suicidaire.
    L’homme devient un jouisseur de l’arme et la femme réduite à une mère meurtrière à l’égard de son enfant.
    Pourquoi Freud a-t-il désigné le secteur féminin du terme de «continent noir» ?
    Je l’appellerais plutôt le «continent radieux». La femme n’offre à l’homme qu’un corps radieux, sans symptômes. A lui d’offrir avec élégance la même réponse.
    La terreur, c’est l’angoisse, c’est l’interrogation de n’être ni homme, ni femme. C’est l’embarras de n’être bien d’aucun côté. La terreur c’est de ne pas savoir si on est du côté de l’amour et de la vie ou du côté de la mort. La terreur c’est l’autorité du Grand Autre, c’est la soumission et le plaisir de dépendre du plaisir du Grand Autre au détriment du plaisir du sujet et de la vie du corps propre dans la différence sexuelle. C’est la dépendance fantasmatique à l’égard de l’Autre, lieu de projection de l’image de soi.
    A l’opposé de la terreur et de ses apparentements, la violence, l’impatience, la jalousie, le ressentiment, prennent place la déférence, l’attention, l’aménité, l’exactitude de l’acte, afin de donner à l’amitié et à l’amour leurs lettres de noblesse, dont le point exhaustif est la naissance de l’enfant.
    Le regard du nouveau-né, renvoie à la fonction scopique et ce à quoi elle convie, c’est-à-dire l’ordre des multiples correspondances, dont le corps est le centre de ralliement. Aucun mépris ne peut lui être infligé. Il est matériau de l’inauguration et du maintien des actes au sein de multiples corrélations de l’ordre de la vie.
    La base est une reconsidération radicale de l’acte sexuel visant à faire de cet acte l’énonciation de la différence sexuelle dans ce qu’elle apporte, par la commémoration de notre naissance dans le don de vie conféré à la génération suivante.
    Il s’agit de cesser de poser la problématique du corps en tant qu’objet sur la ligne du cadavre.
    Où commence le corps en tant qu’objet ? Où se situe l’origine de la terreur ? Au lieu et au temps où devrait se situer la joie suprême pour tous. C’est-à-dire à la naissance de l’enfant. Or celui-ci dès la plus haute antiquité est contesté. Il est même offert en sacrifie aux déesses-mères. En opposition à ces rites, l’enfant nouveau-né, apporte la lumière et la peinture italienne, particulièrement le treccento et quatroccento, en donnent une bonne représentation.
    Mais la promesse n’a pas été tenue. Le Christ finit sa vie sur la croix et François d’Assise, en dépit de l’hymne au soleil en perpétue les stigmates.
    La terreur et le plaisir de la guerre, c’est le plaisir et la terreur de l’image de soi reflétée dans l’autre. Plaisir dans la tromperie des pulsions partielles, qui sont négativantes de la différence sexuelle, de la vie, de l’autonomie, et de l’advenir sexué de l’enfant.
    Peut-on remettre en question, radicalement, ces multiples éléments d’un passé dévastateur? On nous a enseigné, dans un verdict : «Tu accoucheras dans la douleur», et corrélativement que la femme est impure durant les règles. Or, il y a des femmes qui accouchent avec le sourire, dans le rire et dans la joie et il y a aussi des femmes pour lesquelles, le sang des règles c’est le soleil levant. Et là, elles interrogent les hommes qui s’évanouissent à la vue du sang des règles, et qui jouissent du sang des champs de bataille.
    Nous sommes renvoyés à cet inconscient terrible, support de l’éternité de la souffrance mais aussi source d’éclairs d’évasion, dans une rupture avec le mensonge et l’erreur.
    Quel est le désir de la mère ? Comment est-on prisonnier de l’inconscient de la mère? Une mère traditionnelle propice aux mutations.
    Quel est le désir du père ? Le père reste-t-il un enfant castré, interdit à son statut d’homme dans le réel de son corps d’homme face au réel du corps de la femme ? Compense-t-il dans une surenchère de terreur, utilisant un intellect de mathématicien à des fins de destructions ciblées qui manquent leurs buts ?
    Cette guerre de Serbie n’aurait tué que des civils ! Et les morts les plus scandaleuses ont été celles des enfants.
    N’y a-t-il pas là le schéma de la femme-mère amoureuse de l’homme impuissant ? Au nom de la tendresse ? Souvenir de ce qu’il fut en tant que reproducteur, mais devenu désormais un propre à rien, sauf à la décharge publique dont le soldat inconnu sous-tend la gestique politique la plus impudique. «A nos enfants morts pour la patrie.»
    Nous aimons la terreur dont le prototype repris à chaque génération est le schéma éducatif de l’obéissance et de la soumission.
    Où trouver le bien-être, la détente ? Comment trouver le plaisir des accords, de l’harmonie plutôt que le plaisir de la détresse ? Cet horizon de paradis possible se montre parfois au détour d’un texte poétique, d’une peinture, d’une musique, mais est-il toujours compatible avec l’aisance du corps et le calme de la pensée ? Et n’est-il pas au mieux dans la gaieté de l’origine de la vie ?
    Ce qui convient mieux à nos échanges c’est ce que nous pouvons faire apparaître d’un dégagement des symptômes, particulièrement les plus trompeurs, c’est-à-dire ceux des cérémonies.
    Je placerais, en exergue, ce qui du corps, dans le regard, énonce la structuration de multiples correspondances d’intelligence, d’attention, et de joie. A ce titre, jamais le regard ne peut être exclu. Même face à Dieu, s’il existe.
    Le regard apparaît privilégié dans deux contextes apparemment différents : celui des amants, et celui de l’enfant vivifiant le regard de l’adulte.
    Le regard du petit enfant est particulièrement clair, vif, attentif, curieux, aimable, et l’adulte dans son accueil élémentaire ne peut répondre que de la même façon. L’adulte réinvente son regard à celui de l’enfant.
    Cet échange de regards, rejoint les échos des amants, mais que cette connivence ne soit pas lascive, édulcorée. Qu’elle soit  pleine de vigueur, de détermination, de  noblesse.
    Il me semble entendre plus les femmes que les hommes parler d’un désir de liberté, d’autonomie, de barrières à abolir, et parfois parallèlement un plaisir que certaines mères prennent au libre développement de l’enfant. Il y a là, le contraire de ce que la mère possessive énonce des nécessités de soumission et d’obéissance.
    Malraux écrit : «Il faut neuf mois pour faire un homme, et un seul jour pour le tuer.» Et d’ajouter un peu plus loin : «il ne faut pas neuf mois, il faut soixante ans»... «Et quand cet homme est fait, quand il n’y a plus en lui rien de l’enfance, ni de l’adolescence, quand, vraiment, il est un homme, il n’est plus bon qu’à mourir.»
    Ceci, exact peut-être en 1930, dans la dimension de l’époque, méconnaissante, relativement de l’œuvre de Freud n’est plus vrai aujourd’hui. Il serait possible qu’il suffise de 10 à 15 ans pour faire un homme, pour faire une femme. Si pour le tuer, il suffit non point d’un jour mais d’une minute, s’il peut résister plus de 60 ans, à l’esclavage, il demande surtout d’exister, libre, en tant qu’homme ou en tant que femme, sans mensonge, dans un rapport au signifiant de son choix.
    La pédagogie ne se profile pas de l’adulte à l’enfant, mais de l’enfant à l’adulte. Cet appel, William Blake l’a souvent souligné dans cette Angleterre de Dickens, qui utilisait les petits enfants pour ramoner les cheminées et produire parfois leur mort prématurément.
    La terreur tourne autour du désir inconnu, impossible, interdit. Le désir du sujet possible énigmatique, élémentaire, se manifeste déjà dans le ventre maternel par les mouvements de son corps, annonciateur de tous les actes à venir.
    L’enfant aérien, à la sortie du ventre maternel, est marqué plus peut-être par les insuffisances de l’adulte que par son intelligence et sa générosité. L’adulte veut éduquer très tôt selon ses schémas sans se soucier des traces douloureuses parfois indélébiles dont il sera responsable.
    Face à ce discours social des hommes répond celui plus singulier de la femme.
    Parfois, en cours de cure on assiste à l’apparition d’un sentiment amoureux, revitalisant, ou encore à la joie provoquée par une première grossesse.
    Les éléments de désastre semblent avoir disparu pour être remplacés par un horizon lumineux.
    L’évocation rapide de ce contraste pose la possibilité d’une mise en cause du plaisir de la terreur, au profit de la joie radicale.
    La réjouissance de deux sujets est là pour parfaire leurs jouissances individuelles, réciproques, et faire naître le bonheur du troisième. Effacement définitif des pulsions partielles, de toute ambiguïté quant au désir et à la vie. La terreur n’a désormais plus aucun attrait, ni les fioritures dont elle se pare, et peut-être particulièrement dans les rites funéraires, qui pourraient être sobres, intimes et silencieux. Mais les rassemblements grégaires ne se plaisent pas à ces joies mesurées. Ils ont besoin d’échos massifs, indigents, promoteurs des effacements particuliers, promoteurs de la mort.
   

    Il y aurait deux catégories de rites à abolir pour dissiper la terreur, à l’origine et à la fin de la vie. D’une part la circoncision, le baptême et l’excision, et d’autre part les rites funéraires collectifs, qui ne font que créer la discrimination, faire parade d’attributs de narcissisme et d’obédience, et interdire la douceur, l’intelligence et le bien, fondés par la différence sexuelle et la naissance de l’enfant, pour un horizon toujours de re-création. Il y a d’autres séquences à instaurer autour de la naissance et de la mort. C’est là peut-être le scandale de la psychanalyse.
    Nous pourrions cesser de vivre des commémorations et des résurgences. Ce n’est pas la source d’un fleuve qui importe, c’est le courant qui fait son chemin. Si nous pouvons commémorer notre naissance c’est par la vie que nous allons donner à un troisième, remerciant ce dernier par le renouvellement qu’il nous propose, en écho à la gratitude de ceux qui nous ont donné la vie. Remerciements de celui-ci dans son sourire des yeux et des lèvres. Echos de la beauté à la joie.
    Acte de naissance, acte exemplaire, sans douleur, sans fatigue, acte génial, dont le sculpteur semble parfois être un peu jaloux.
    Je vous avais fait entendre il y a quelques mois cette musique de Casals d’annonciation et de nativité, dont je vous rappelle quelques mots de Joan Alavedra :

«L’enfant les regarde, sérieux.
Se taisent Joseph et Marie.
Les rois s’inclinent devant lui
dans une grande courtoisie.
L’âne et le bœuf attentifs
dressent l’oreille et épient.»

    Il est stupéfiant, qu’à un tel moment, si plein de promesses, si dépourvu du pouvoir politique, réponde la crucifixion. Comment l’humanité a-t-elle osé maintenir une telle perversion?
    La poésie et la musique se sont construits autour d’une contestation du désastre.
   
    El Pessebre se termine sur ceci :

«Tout ce qui fait terreur, cris et rumeur
devient béatitude, élan d’amour
inondant de prière cieux et cœurs.
Rois et bergers, tous sont agenouillés
devant l’Enfant illuminé
par cette céleste clarté.»

    Comment l’analyse peut-elle de son côté susciter, permettre, structurer un advenir d’espoir ?
    L’analyse ne tourne qu’autour de la parole. A travers les réminiscences, les remémorations, elle inaugure dans un nouveau discours, par l’intermédiaire des mots et de la syntaxe, l’interrogation de la loi devenue anachronique. Sur la base des signifiants et de la parole de l’enfant elle interroge la tromperie de la loi et la vérité du discours du sujet.
    Saint-John Perse écrit :
    «Dans l’ère plénière du langage s’intègre la durée d’une parole d’homme. Et l’homme de langage s’avance encore parmi nous. Il couvre du regard le temps des morts et des vivants. A l’empire du passé il joint l’empire du futur, où court son ombre prophétique...»
    Parmi les pères de l’Eglise il en est un, Saint Jérome qui s’est fait l’avocat de cet horizon, au-delà des doctrines et des institutions, au-delà du grand Autre et du « a », par la remise en question des lois, afin que la compassion et la miséricorde prennent le pas sur le sacrifice et la justice.
    Il énonce la liberté de l’acte, net, décisif, mesuré, sans fatigue, selon l’image suivante: «Pour que tu prennes les ailes de la colombe, que tu t’envoles et que tu te reposes.»
    Le discours de l’analysant c’est la voix de l’enfant qui désire se faire entendre pour faire sa vie.
    S’il est triste, agressif, c’est à l’adulte à se questionner.
    Il semblerait que l’enfant pose ses actes dans l’ordre de la vie, et l’adulte contre et pour la mort. Opposition entre les actes dans la réjouissance de la vie, et des passages à l’acte dans la jouissance du symptôme et de la mort.
    La terreur c’est le fantasme. C’est le secteur de l’imaginaire au service des fragmentations imposées par le grand Autre, vis à vis duquel le sujet n’ose pas se confronter. Or l’enfant pose les deux questions fondamentales, sur la sexualité et sur la mort, et dans cet entre deux des interrogations diverses et des actes concrétisant l’invention, le jeu et le contentement.
    Le scandale de la psychanalyse c’est l’horizon ouvert vers ce que Glenn Gould désignait des termes d’émerveillement et de sérénité.
    L’alliance n’est pas dans la circoncision.
    Elle est dans les alliances des signifiants dont le corps vivant est le matériau commun de concordance.
    On lit dans Saint Jérome ceci :
    «Arrivant près de la maison, il entendit la symphonie et le chant.» La suscription d’un certain psaume : «pour Meleth» s’accorde avec cette phrase pour le sens. Car «meleth» signifie un chœur qui chante à l’unisson. C’est à tort que certains exégètes latins croient que «symphonie» est une sorte d’instrument ; en réalité, c’est le chant collectif et concordant des louanges de Dieu qu’exprime ce mot : car le mot grec symphonia se dit en latin consonantia. C’est-à-dire parité de sons, accord, harmonie, mais aussi concert.
    Si je conclus sur la musique c’est probablement parce que je crois que la musique est le meilleur antidote de la terreur.
    A partir de ce qui la constitue, dans la multiplicité des signifiants, tous liés à l’absolu de la vie du corps.
    J’ajouterai un post-scriptum théorique, court, laissant à votre méditation ces mots de Serge Leclaire concernant l’axe de la terreur, la castration, qu’il ne s’agit pas d’assumer mais de dépasser. C’est à dire que la différence sexuelle est là pour poser le soubassement des relations de l’être humain avec le monde dans les catégories des meilleurs accords dont le nouveau-né sera le gage.


Paul Mathis, l’Agora du 12 octobre 1999

L’Agora du 12 octobre 1999 : une réaction dans le public

L’HOMME QUI DESAMORCE LA TERREUR


    « Nous vivons dans un monde de terreur ». Les preuves n’en manquent pas,  certes les causes  nous intéressent comme si, les connaissant, remédier aux symptômes ne serait plus qu’une formalité.
    Les hypothèses fondamentales du docteur Mathis ne suscitent aucune perplexité, et le « modérateur » s’en étonnera : à croire que la réduction du débat au féminin/masculin était inévitable. C’est là, précisément, (me) semble-t-il, l’origine de la terreur. Soit nous avons trop bien compris, soit nous n’avons rien compris. Mais nul, en effet, ne s’est risqué à plaider une cause. Pour moi le discours de Paul Mathis était limpide : c’est l’un et l’autre, à la fois bourreau et victime, ou encore tour à tour. Ne cherchons pas de coupable ni qui a « commencé » le cycle infernal. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est le COMMENT. Comment interrompre un cycle perpétuel de mémoire d’homme, quand presque inévitablement ne pas faire partie des oppresseurs c’est faire partie des opprimés de toutes ethnies, quel que soit le sexe.
    Le spectre de Rimbaud aura hanté cette réunion. Je suis reconnaissante aux spécialistes de littérature présents dans la salle d’ avoir résisté à la moindre tentation de rectifications, mises au point, gloses surajoutées aux gloses préexistantes qui auraient noyé le point sensible de l’exposé, et du poète aussi. Contentons-nous donc d’observer la curiosité que suscite toujours un personnage qui nous échappe, qui échappe au terrorisme universitaire et intellectuel. La nécromancie de Vitalie Cuif, sa mère, évoquée par le docteur Mathis - cela frise la nécrophagie, voire le cannibalisme - à la demande d’une assistante, renvoie bien à la nôtre, celle qui fait encore fuir le spectre : cerner l’autre, le définir, le posséder, à fin de se prévoir, se prédire soi-même.
    Une dame - je ne la connais pas, c’est la première agora à laquelle j’ai le loisir d’assister - souligne la récurrence, dans les discours de P. Mathis, de l’évocation du sacrifice d’Abram-Abraham - c’est-à-dire le sacrifice, manqué, d’Isaac,  que Sara-Saraï eut, si l’on en croit la Genèse, vers l’âge de  quatre-vingt-dix ans. Cette dame proteste que l’on ne retient de cet épisode (Genèse, II,22) que son caractère cruel, au détriment du rayonnement et de l’épanouissement féminin que suggère la transformation du nom de Sara (Genèse, II,17). Elle oublie que cet épanouissement humain symbolise dans le même moment la différenciation sexuelle reconnue (Abram aussi voit son nom transformé en Abraham, lorsque Dieu lui promet Isaac, - « que Dieu sourie, soit favorable », ou bien « a souri, s’est montré favorable »?) et, surtout, qu’elle est associée à l’  « alliance » et à la promesse  de circoncire tous les mâles de la maison y compris Abraham (à quatre-vingt-dix-neuf ans) et Ismaël (à treize ans). Alliance marquée dans la chair comme une alliance perpétuelle.
    Perpétuelle. Serons-nous donc perpétuellement dans la « crainte » ? Ce que les textes religieux nomment « crainte » fondée sur le sacrifice « consenti », en quoi est-ce nécessaire, peut-on d’un trait de plume, d’une injonction, l’abolir? Est-ce la solution ?
    Sur les symptômes - baptême, circoncision et excision, enterrement (ou funérailles) - pas de doute  : ils ont cela d’utile, d’ailleurs, qu’étant perpétués ils ne nous laissent pas oublier que le fonctionnement « civil » se fonde sur la terreur.  Ce serait si simple, en les supprimant, d’éradiquer la terreur dont nous jouissons. Comme si l’abolition de la peine de mort pouvait réduire le nombre et l’horreur des crimes commis : un petit pas certes, mais tellement illusoire, tellement mal posé.
    Reste le renversement radical opéré par le discours du docteur Mathis : nous avons tout à apprendre de l’enfant. Est-ce pourquoi nous prétendons lui apprendre le monde ? Le débat sur l’éducation initié par Olivier Maurel, à ce sujet, aurait pu être mieux entretenu. Il faut  le temps d’assimiler. J’envie de toutes mes forces ceux qui ont pu élever leur enfant sans jamais user de châtiment corporel. Cela tient du mystère pour moi : j’ai bien essayé d’expliquer à l’enfant de six mois pourquoi on ne met pas les doigts dans les prises, à celui de dix-huit mois qu’on ne se promène pas tout seul dans la rue ou dans une grande surface pendant que maman emballe les paquets à la caisse, je n’ai pas su me faire comprendre. La tape sur les doigts ou la fessée pour masquer mon émotion et ma joie de le retrouver sain et sauf, ont été plus « efficaces ». Et je l’ai tout à fait ressenti comme une faiblesse : mon discours, ma personne même, n’inspirant pas assez de... crainte... De la crainte ! Que craignons-nous?
   

    Nous craignons pour notre vie. Nous craignons pour celle de nos aimés. Parce que nous savons que mettre en-vie c’est condamner à mort ? Parce que nous savons que nous allons mourir ?
    Ce que nous craignons ce n’est pas la mort : nous avons peur, l’idée de mourir nous terrorise, non pas l’idée que nous allons mourir, mais l’idée de « COMMENT » nous mourrons.   S’attarder à fustiger le châtiment corporel dans l’éducation, c’est omettre comment on peut maltraiter, torturer, avec les  mots, parfois d’un simple regard, même. Le danger, le « loup » que nous désignons à l’enfant -dans les contes, les mises en garde verbales- peut mener loin tout en laissant la conscience de l’adulte tranquille, du moment qu’il n’a pas usé de force physique. Passons sur la masturbation qui rend sourd, sur Lucifer qui attend le petit pécheur dans les flammes... Avec les meilleurs sentiments on peut faire des dégâts tout aussi considérables et en toute bonne foi. Aujourd’hui l’éducateur  arrive à se culpabiliser de culpabiliser, oubliant trop souvent qu’un des plus grands bonheurs d’un enfant c’est la découverte, l’apprentissage, la « maîtrise » ; la terreur moderne, c’est le soupçon sur nos réactions les plus spontanées et, à terme, la perte de toute spontanéité dans notre relation à autrui. L’inverse de la terreur renvoie à une sorte de terreur plus sournoise, parce que ceux qui l’exercent ne s’en rendent pas compte : ils opèrent au nom de la liberté. Ainsi traite-t-on volontiers de « fasciste » , (je suppose qu’on entend  « réactionnaire »), celui qui reste en retrait à l’égard des tendances, ou modes, d’un groupe quelconque  partisan de la sacro-sainte « liberté ».
    Supprimer les rites. Celui du baptême, de la circoncision et excision, ceux de la mise en terre. Est-ce provocation de la part du Dr. Mathis, idéalisme, ou fatalisme ?
    Nous sommes nés de la terreur. Nous la souffrons. Nous en jouissons, bourreaux et victimes. Nous la perpétuons. La disparition des rites qui la consacrent  entraîne-t-elle mécaniquement la suppression de la terreur ?
    Olivier Maurel (je crois qu’il s’agissait de lui) reprend la parole à propos d’Abraham. Je crois que le lieu du sacrifice n’est pas clairement identifié, mais les sacrifices d’enfants étaient bel et bien pratiqués et il est vrai que la légende signe d’abord la condamnation de ces sacrifices, qu’il s’agisse de rébellion d’Abraham ou de soumission. « C’est cette version qu’ il faut divulguer » s’écrie la dame de tout à l’heure. Enfin nous touchons du doigt le processus : n’est-ce pas, madame, qu’il existe de si nombreuses et diverses exégèses, traductions, trahisons, interprétations de ces quelques lignes consacrées « dans le texte » à Isaac ? Isaac, Jésus Christ, même sacrifice, même soumission, même preuve d’une soumission intolérable retransmise par les instruments, à leur insu souvent, d’un pouvoir politique et religieux fondé sur la terreur. J’ajouterai que la leçon est plus vicieuse encore, parce qu’ elle enseigne la cruauté « divine » comme mise à l’épreuve de la soumission, cette dernière étant finalement récompensée par la miséricorde finale : de quoi accepter les yeux fermés et sans esprit critique les ordres les plus barbares, avec l’espoir et la confiance dans un ultime moment de miséricorde et de reconnaissance qui ne viendra probablement jamais !
    Dès que nous privilégions une interprétation, une traduction, plutôt qu’une autre, nous devenons acteurs d’une nouvelle forme de  terreur. Je ne crois pas que nous puissions y échapper.  Pas en fermant les yeux sur l’attraction qu’elle exerce sur nous, sur nos semblables : Qu’a donc fait cette mère du corps de son fils ? A propos, le sarcome de Rimbaud, il était au genou n’est-ce pas ? Cela m’a renvoyée  subitement à la jubilation que j’éprouvais à ma première lecture de Jacques le fataliste, le héros récidivant sans cesse sur le fait qu’il n’y a rien de pire au monde qu’une blessure au genou, avant de faire le récit  attendu de ses aventures amoureuses. Comique de répétition, genou, genou, génuflexion, je-nous. Diderot était-il à ce point malicieux ?
    Je profite de cette réflexion sur les instruments de la terreur pour poser la question que j’ attendais en vain  : comment « le » psychanalyste « en exercice » peut-il croire un seul instant qu’il échappe à la terreur, et comment le « patient » (l’analysant) peut-il aller vers le psychanalyste, et croire (un seul instant) qu’il peut guérir ? J’en conviens, ma question est perverse, formulée autrement elle serait un réquisitoire contre les dérives et les trop nombreuses tentations de pouvoir par la psychanalyse, et ceux, en détresse, qui rencontrent des gourous en place d’analystes, puis se convertissent au lieu de « guérir ». Comment le danger immense qu’encourent  psychanalyste et analysant peut éventuellement être récupéré par la société de terreur. La lecture de Rage  de Stephen King est édifiante à ce sujet.
    C’est le docteur Mathis qui répond, c’est bien lui. Il désamorce l’inquiétude en ne me prêtant aucune arrière-pensée. Exemple vivant, unique à ma connaissance, d’absence totale de terrorisme, de prévalence du respect d’autrui. Sa réponse sur la difficulté d’être psychanalyste, me rend à mon propre humanisme, à mon désir de croire et surtout d’observer qu’au moins depuis Montaigne - nul n’ignore que Pierre Eyquem faisait réveiller son fils en musique - nous avons toujours bénéficié d’esprits qui avaient foi en l’être humain et en sa capacité d’amélioration. La thèse d’un Abraham rebelle à une loi trop cruelle est tout à fait de cette veine. Je ne peux pas m’empêcher de dire que c’est un peu « magique », cette capacité à désamorcer la terreur aussi naturellement.
    Magique. Parce que cela dépasse ce que nous pouvons circonscrire par le langage. Parce que la langue est la première courroie de transmission d’un code social  restreint à une ethnie. Par ce qu’elle est d’abord une contrainte, avant d’être une maîtrise, de la phonation. Elle permet de créer certes, sans dépasser une limite de communicabilité. Elle ne permet pas de tout dire. Ces limites, les musiciens ne les connaissent pas. Le métissage est plus facile en musique, la communication immédiate et sans préalable.
    Rimbaud ne s’est jamais soucié de publier son oeuvre. Avant sa mère, la curiosité rapace des poètes parisiens s’est efforcée d’en récupérer les bribes : ne nous en plaignons pas. Et laissons à René Char les derniers mots :
 (...) Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ! On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.
    Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi. (Fureur et mystère, « La fontaine narrative »)
   

Jocelyne Frenna


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