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bric à bracs d'ailleurs et d'ici

Histoire de bifurquer / Virginie Despentes

12 Avril 2024 , Rédigé par grossel Publié dans #agora, #assaisonneur, #écriture- lecture

Despentes Virginie

Despentes Virginie

La douceur et la bienveillance, c’est le contraire de l’exploitation capitaliste : de demander la permission, me demander si je consens. La douceur et la bienveillance, c’est ce qu’on ne trouve pas sur les marchés, c’est ce qu’on ne trouve pas dans l’armée, c’est ce qu’on n’enseigne pas dans les polices. Toutes les propagandes me traversent, toutes les propagandes parlent à travers moi. Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure. Rien, sauf le désir de croire que ce monde est une matière molle, que ce qui est vrai aujourd’hui peut avoir disparu demain, et qu’il n’est pas encore écrit que cela soit une mauvaise chose.

Virginie Despentes

Virginie Despentes publie son premier roman, Baise-moi, en 1993. Il est traduit dans plus de vingt pays. Suivront Les Chiennes savantes, en 1995, puis Les Jolies Choses en 1998, aux éditions Grasset, prix de Flore et adapté au cinéma par Gilles Paquet-Brenner avec Marion Cotillard et Stomy Bugsy en 2000. Elle publie Teen Spirit en 2002, adapté au cinéma par Olivier de Plas, sous le titre Tel père, telle fille, en 2007, avec Vincent Elbaz et Élodie Bouchez. Bye Bye Blondie est publié en 2004 et Virginie Despentes réalise son adaptation en 2011, avec Béatrice Dalle, Emmanuelle Béart, Soko et Pascal Greggory. En 2010, Apocalypse bébé obtient le prix Renaudot. Virginie Despentes a également publié un essai, King Kong Théorie, qui a obtenu le Lambda Literary Award for LGBT Non Fiction en 2011. Elle a réalisé sur le même sujet un documentaire, Mutantes, Féminisme Porno Punk, qui a été couronné en 2011 par le prix CHE du London Lesbian and Gay Film Festival.

Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer
Virginie Despentes
Lecture du vendredi 16 octobre 2020 au Centre Pompidou
Invitée par Paul B. Preciado

Virginie Despentes : « Création d'un corps révolutionnaire » Lecture au Centre Pompidou, Paris, le vendredi 16 octobre 2020 dans le cadre du séminaire public et performatif de Paul B. Preciodo sur le thème : « Une nouvelle histoire de la sexualité ». (Développer un projet de pensée collectif). "

J’ai l’impression de vivre avec dix mille keufs à l’intérieur de ma tête : les vrais keufs, les keufs des autres, les keufs des adversaires, les keufs de mes amis. Je suis devenue un camp pénitentiaire à moi toute seule, avec des frontières de partout, entre ce qui est bien et ce qui est mal, entre ce qui me plaît et ce qui me déplaît, entre ce qui me sert et ce qui me dessert, entre ce qui est bénéfique et ce qui est morbide, entre ce qui est permis et ce qui est interdit : toutes les propagandes me traversent et parlent à travers moi. Je ne suis imperméable à rien, et j’en ai marre de surveiller ce que je dis sans même avoir le temps de m’en rendre compte. Je n’ai pas besoin que la police menace, je me nasse toute seule. Je n’ai pas besoin d’un couvre-feu pour m’enfermer en moi, je n’ai pas besoin de l’armée sous mes fenêtres pour surveiller ce que je pense, parce que j’ai intériorisé tellement de merdes qui ne servent à rien. Je rampe sous des barbelés parfaitement inutiles mais que j’ai avalés, et j’en ai marre de prétendre que j’ai la force de les repérer et de les pulvériser, alors qu’ils me lacèrent à chaque pas. Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure. Je dépense tellement d’énergie à m’asphyxier, à dire que c’est un choix moral. Je passe mon temps à faufiler sous des radars de contrôle et attendre des raclées chaque fois que j’ouvre ma bouche, quand les vraies raclées, je suis celle qui me les administre parce que les flics les plus efficaces sont désormais ceux qui sont passés dans ma tête. Et j’en viens à surveiller mes moindres propos, comme si quelque attitude qui soit pouvait faire que je mérite d’être innocentée, que je mérite le premier prix de pureté, que je mérite d’être désignée comme le meilleur, comme s’il existait une frontière qui nous sépare les uns des autres. L’illusion que c’est chacun son stand, chacun sa biographie, chacun sa récompense en fonction de son comportement, chacun son bout de trottoir pour y faire le tapin, ou la manche, ou son petit numéro de gloriole – quand c’est le même trottoir pour tous. Mais chacun ses limites et chacun son prestige, chacun son lectorat, chacun son auditoire. On aurait tous un univers. Bullshit ! Il n’y en a qu’un, d’univers : le même pour tous ! Et tirer son épingle de ce jeu n’est jamais une question de force, encore moins de mérite, juste d’agencements et de chances, et rien ne me sépare de la merde qui m’entoure. Le frontière de mon corps, ce n’est pas le bout de mes doigts, ni la pointe de mes cheveux. La frontière de ma conscience n’est pas ma force de conviction : c’est l’air vicié que je respire et l’air vicieux que je rejette. La boucle dans laquelle je m’inscris est bien plus large que celle que ma peau définit. L’épiderme n’est pas ma frontière. Tu n’es pas protégé de moi. Je ne suis pas protégée de toi. Ta réalité me traverse même si on ne se regarde pas, même si on ne baise pas, même si je ne vis pas sous ton toit. Nous sommes en contact permanent. Le procédé que la pandémie rend visible sous forme de contagion, il est temps d’en prendre conscience sous forme de guérison. Chaque fois que tu as le courage de faire ce qu’il te convient de faire, ta liberté me contamine. Chaque fois que j’ai le courage de dire ce que j’ai à dire, ma liberté te contamine. Nous avons avalé ces histoires de frontières, cette fable du chacun pour soi, chacun chez soi, cette fable qui veut que les choses telles qu’on les connaît soient la seule réalité possible et qu’elle soit immuable. La fable selon laquelle la race humaine n’aurait qu’un seul destin collectif possible : l’exploitation impitoyable des uns par une élite, le pouvoir par la force, et le malheur pour tous. Toutes les propagandes me traversent, et m’habitent, et me gèrent. Je ne suis pas un territoire de pureté ni de radicalisme, et je ne suis pas du bon côté de la barrière. Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure. Rien, sauf le désir de croire que ce monde est une matière molle. Ce qui est vrai aujourd’hui peut avoir disparu demain. Et j’en ai marre de croire en des frontières qui ne me servent à rien, d’y adhérer comme si elles avaient été tracées par une main divine qui ne se trompe jamais, alors qu’elles sont juste gribouillées au hasard par des cons, et j’en ai marre de croire en des choses qui ne me servent à rien. C’est la rage d’avoir raison qui nous lamine. La rage de tracer des frontières entre le domaine du bien et le domaine du n’importe quoi, la rage d’être du bon côté, comme s’il existait quoi que ce soit dans ce capharnaüm qui soit une position juste, une position pure, une position idéale, une position définitive dont on ne bougerait plus. Et alors, ce sont les armes de l’ennemi que nous utilisons, les armes de ceux qui ne nous veulent aucun bien car nous constituons une menace à leurs yeux : les outils de l’exclusion et de la disqualification, et de l’humiliation, et de la silencialisation, et de l’invisibilisation. Et au bout du compte, c’est comme vouloir faire la révolution mais juste pour remplir les prisons d’autres populations, pour donner d’autres ordres aux mêmes policiers, donner d’autres consignes aux mêmes juges, c’est comme changer les joueurs mais ni le terrain ni le genre de jeu. Alors cette révolution se transforme en un roulement des équipes dirigeantes, la même connerie, mais avec d’autres qui en profitent. Et je ne dis pas que ça ne sert à rien. Ce mouvement a quelque chose de sain – sauf qu’il n’y a pas de rêve là-dedans, aucun. Une révolution dans laquelle on ne met ni rêve ni joie, alors il ne reste que la destruction, la discipline et l’injustice, et si on dit « révolution » : il faudra dire « douceur », c’est-à-dire commencer par accepter d’être du côté d’une stratégie non productive, non efficace, non spectaculaire, et que seule la ferveur permet d’embraser. Seule la conviction que nous n’avons besoin ni d’avoir raison, ni de donner tort, pour donner corps collectif à autre chose que ce qui existe déjà. Et la chose qui compterait le plus ne serait plus d’accumuler le maximum de likes pour le jour du jugement dernier, mais de commencer à ressentir que nous sommes en position de force. Même si nous occupons moins de surface spectaculaire, nous sommes en position de force, car nous faisons déjà l’expérience de vies différentes dans des corps différents, qui ne nous font plus honte. Nous modifions nos vies, nous modifions les discours, nous modifions l’espace de notre seule présence. Et c’est la joie que nous en tirons qui fait de nous des corps collectifs révolutionnaires. Voilà pourquoi beaucoup d’entre nous ici déjà on fait l’expérience du tir de barrière assassin de ceux qui ne nous supportent pas – tout simplement pour ce que nous sommes. (1/3)

Ils sont toujours convaincus que la douceur justement doit être réservée au foyer, à la bonne-femme et à son chien, et jamais à l’espace public, et jamais dans le monde dans lequel on vit. Ceux-là, nous devons comprendre que s’ils sont ivres de rage, c’est parce que nous avons commencé à gagner. Ils voudraient pouvoir pédaler en arrière de toutes leurs forces pour revenir au temps où ils pouvaient dire : toi tu te caches et tu te tais, ta parole n’est pas politique, toi tu te caches et tu te tais. Mais ils savent, une fois sorties, que nos libertés contaminent et que nous avons déjà commencé à changer le monde. Ceux qui pensent qu’on devrait nous faire taire pensent : prisons, soumission par la force à une réalité unique. Ils pensent : droit divin, police, bain de sang, enlèvement, interrogatoire, torture, censure, surveillance, prison, ils rêvent d’un papa absolu, d’un adulte qui saurait tout sur tout et les protègerait d’eux-mêmes. Ils rêvent obéissance, soumission, discipline. Ils ont cet avantage de rêver d’un monde qui existe déjà, qui a raison partout. Et nous avons cet avantage de ne pas croire qu’il soit immuable. Ce qui est irrémédiable, c’est la mort de tout ce que nous connaissons comme réalité. Ce qui est irrémédiable, c’est le changement. Ce qui est irrémédiable, c’est la rapidité avec laquelle la réalité se réinvente contre la lourdeur de nos consciences. Il y a la plasticité du réel. Leur narration n’est pas solide, voilà ce que le Covid nous apprend. Ils se défendent comme des diables et prennent toutes les décisions débiles, ils se frottent les mains en pensant : on va en profiter pour tourner tout ça à notre avantage. Leur narration n’est pas solide. Ils se racontent des histoires. Ce dernier tour de force est un dernier tour de piste. Leur réalité tombe en poussière, et ils sont des baltringues enchantés d’eux-mêmes, des imbéciles convaincus de leur importance. Ils s’époumonent, mais ce n’est pas parce qu’ils gueulent en cœur que ce qu’ils disent est vrai. Leur stratégie du bruit donne l’impression qu’elle est plus efficace que jamais, mais s’ils crient aussi fort, et qu’ils semblent si sincèrement souffrir, c’est qu’ils sentent qu’ils sont à bout de souffle. Et pour le dire simplement : cette autorité des puissants, on peut se la carrer au cul. Ils ont plus ou moins mon âge. Ils savent qu’ils vont bientôt mourir et, d’une certaine façon, ça leur fait plaisir d’imaginer qu’après eux rien ne subsistera. En attendant, les plus puissants lèguent à leurs enfants les rênes du pouvoir – et leur seul pouvoir, c’est la force de destruction. La rafale de balles est réelle, l’impact de la bombe est réel, l’efficacité des armes est réelle. Quel que soit l’imbécile qui s’en sert, c’est lui qui écrira l’histoire. Mais quand bien même ils ont les armes et le commandement des armées, et les flics pour se protéger, ils auront toujours besoin de corps gratuits pour faire leur guerre et enclencher leur répression. Et rien ne dit que demain ces soldats et ces flics ne changeront pas d’avis. Rien ne dit que demain ces soldats et ces flics ne décideront pas de changer de programme et de ne plus tirer sur les hommes et les femmes et les enfants. Rien ne dit que demain les hommes ne diront pas : le viol ne me fait pas bander, violer les femmes et les gamins devant les parents égorgés ne me fait pas bander. Je n’ai plus envie d’appartenir à cette histoire de merde sous prétexte que trois débiles au sommet ne connaissent pas la satiété. Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer. Qu’on nous répète le contraire à longueur de journée n’en fait pas une loi. Rien n’a jamais empêché l’histoire de disjoncter. Et rien ne s’oppose à ce que l’espèce humaine change de narration collective. Au contraire, pour la première fois dans l’histoire de l’homme, elle n’a pas d’autre choix que le faire. Il faudra bien changer de narration. Les marchés, ça n’existe pas. On ne parle pas de montagne, d’ouragan, d’incendie, d’océan, de grand gel. On ne parle pas de choses réelles quand on parle des marchés. Ce ne sont pas des géants à la colère desquels on n’échappe pas. Ce que nous enseigne le Covid, entre autres choses, c’est que le jour où on arrête d’y aller, tout s’arrête. Et c’est tout. Nous ne sommes pas gouvernés par des dieux tout-puissants qui peuvent se passer de notre accord pour asseoir leur bordel. Nous sommes gouvernés par de vieux imbéciles qui ont peur que leurs cheveux frisent sous la pluie, qui posent à moitié nus sur des chevaux pour exhiber leur grosse virilité. Nous sommes gouvernés par de vieux impossibles à qui il est tout à fait possible de dire demain : mais va donc la faire toi-même, ta guerre ! S’il est si important de tout confier toujours aux plus violents, organisez donc de grands matchs entre dirigeants. Et qu’ils se démerdent entre eux sur le ring avec le goût qu’ils ont pour le sang. Il est temps de se soustraire aux évidences. Le monde tel qu’on le connaissait s’écroule. Ce n’est pas une mauvaise nouvelle. C’est le moment de se souvenir qu’on n’est pas obligés pour les armes, qu’on n’est pas obligés pour la guerre, qu’on n’est pas obligés pour la destruction des ressources, qu’on est pas obligés de tenir compte des marchés. Le patriarcat est une narration et elle a fait son temps. Terminé de passer nos vies à quatre pattes sous les tables de vos festins, à grignoter vos restes et sucer vos bites à l’aveugle, gratuitement, aimablement, en remerciant abondamment à chaque éjaculation – « ça nous fait tellement plaisir de vous voir heureux, vous qui êtes à table »… Terminé maintenant : quand on ouvre la bouche, c’est pour mordre, ou pour parler. Parler est plus important que mordre. Parler est ce qu’on a fait de plus important ces dernières années, nous qui n’avions jamais parlé. Et ce qui compte aujourd’hui, c’est de prendre soin de nos paroles. Si nous voulons dire « révolution », nous devons permettre à la parole de se prendre là où elle ne se prenait jamais. Il nous faut ouvrir des espaces, non pas « safe » parce que « safe » ça n’existe pas quand il faut déballer sa merde, mais d’écoute sincère. Ce n’est pas une affaire de bienveillance mais de sincérité. Écouter sincèrement est peut-être ce que l’on doit apprendre. Pas écouter pour se conforter dans ce qui nous arrange. Pas écouter en se demandant si ça peut améliorer la visibilité de nos boutiques respectives. Écouter sincèrement en prenant le temps d’entendre. On ne peut pas écouter sincèrement la parole si elle est confisquée par les tribunaux. Il nous faut apprendre à écouter sans que notre but soit systématiquement de déclarer coupable ou non-coupable. Tout le cirque du jugement relève du vieux monde. On s’en fout de savoir qui est coupable. Comment entendre, recevoir, soigner, pour ensuite transmettre autre chose que de l’abus de pouvoir. Nous devons apprendre à nous démettre des autorités. Je sais et je sens qu’il n’existe pas de séparation nette non plus entre moi et le ministre pointeur raciste, entre moi et l’idiote ménopausée qui vient parler de la douceur des hommes, entre moi et la féministe surveillante d’une nouvelle prison, entre moi et la meute des tarés agressifs qui s’insurgent de ce que l’on oublie un peu vite l’importance de la testicule dans l’art, entre moi et les harceleurs de merde exigeant le silence de celles qui évoquent notre histoire coloniale commune, et entre moi et les idiots utiles des sous-doués du IIIème Reich. Entre moi et eux, il n’y a pas non plus de frontières fixes. (2/3)

Je suis aussi les imbéciles, je suis aussi leur colère, leur dépit, je suis aussi leur agonie fétide, puisque rien ne me sépare de la merde qui m’entoure. Ce qui n’équivaut toujours pas à dire que tout se vaut, mais qu’il y a contagion, propagation, impact, et que toute idée de pureté, d’isolement, de protection, est à peu près aussi crédible que de porter un masque en papier dans la cohue du RER de 19h30. Probablement utile, mais tout à fait dérisoire. Nous sommes exposés les uns aux autres, ce qui signifie que tout ce qui est émis nous impacte et réciproquement. Car si je commence par dire : il n’y a pas de frontières si claire entre moi et les autres, je ne le dis pas de façon poétique… Je dis : l’Arménienne sa souffrance, la Libanaise son désarroi, la femme sans toit son errance, la femme en prison son chagrin, la chanteuse à Hong Kong sa détermination, l’étudiante précaire en foyer sa rage… Quand je dis : nous somme le monde tous en même temps, je ne viens pas chercher la culpabilité dans mon corps, de ne pas sentir le drame. Je n’ai pas froid, je ne dors pas en cellule, je n’ai pas été battue aujourd’hui, mes poumons ne sont pas dégradés, je ne sers pas les dents quand arrive une facture, j’ai des papiers, ma peau est blanche, j’ai bien mangé, etc., etc… Mais la culpabilité est un isolement qui ne sert à rien d’autre qu’à rendre impuissant. Oui, les vêtements que je porte aujourd’hui c’est la vie détruite des enfants qui les ont fabriqués, c’est la pollution des pays, c’est la honte d’appartenir à la classe de ceux qui ont eu le culot de décider de délocaliser. Oui, la nourriture que j’absorbe, c’est l’empoisonnement de la terre et la destruction des espèces animales, c’est la détresse de l’exploitant agricole, c’est la fatigue du routier espagnol que je dépasse en pestant sur l’autoroute. Oui, l’institution-musée que j’occupe ce soir est une histoire d’exclusion d’une rare violence. Oui, les livres que j’écris et que je vends, c’est la honte de mon exhibition médiatique. Oui, chaque mot que je prononce aujourd’hui est dégueulassé par la honte non seulement de la somme de mes privilèges, mais encore de ma passivité, et aussi de mes facultés de jouir des injustices tout en les dénonçant. Oui, je me sens coupable. Non, je ne suis pas pure. Mais la culpabilité est toxique et ne me sert à rien. De cette honte-là, je ne peux rien faire d’utile. Oui, j’ai conscience aussi d’un autre privilège qui est le mien et qui est la notoriété – la notoriété étant devenue une méta-valeur. Séparatisme entre ceux qui comme moi ont un nom qui provoque une onde de choc sur internet, et ceux qui galèrent à se faire entendre, à se singulariser, à se faire remarquer, qui veulent percer – et moi qui trône comme un furoncle invincible, un furoncle qu’on ne finirait jamais de percer. Et j’ai conscience de toutes mes positions de privilèges, et je ne veux pas dire que toutes les positions se valent. Toutes les conditions de vie de tous les corps ne sont pas équivalentes sous prétexte qu’elles sont reliées, mais ce que je dis : il faut prendre conscience des liens invisibles, parce que c’est de ce tissu que sera fait la révolution – pas de nos culpabilités juxtaposées. Mon corps blanc non-soumis au travail forcé, qu’on n’a pas violé dans l’impunité, mon corps chrétien qui fête le 11 novembre sans penser à la ville de Sedan, mon corps goy qui s’accommode de la propagande antisémite, mon corps bien nourri, trop soigné, pour qui le Capitalisme travaille et fait le sale boulot sans que j’ai besoin de m’en préoccuper, et je peux même m’en émouvoir et en jouir en même temps… Ce corps blanc pour lequel on a défini tant de frontières. J’en ai ma claque de répondre à des matons et à des patrons. Ce que je veux nourrir aujourd’hui, c’est ma faculté d’écouter quand ceux qui n’ont jamais parlé ouvrent la bouche. Ce que je veux nourrir, c’est ma faculté de désirer autre chose. Ce que je veux ressentir, c’est que j’appartiens à la race humaine et aucune autre. Et je veux entendre ce que disent les enfants, de ceux qui ont l’âge d’être les enfants de mes enfants, et les croire quand ils disent : nous allons faire la révolution ! Et sachant ce que je sais, je désire les y aider. Je ne veux plus dire « intersection » parce qu’à la longue, le terme donne l’impression que je vends des tomates et que je m’interroge sur la pertinence de vendre un peu de patates du voisin sur mon étalage – alors que de facto, tes patates poussent sur le même terrain que mes tomates. Et de toute façon, savoir si j’ai intérêt à ce que mes luttes coïncident avec les tiennes est une préoccupation boutiquière qui n’a aucun sens. Il ne s’agit pas d’une carte routière, ni d’un problème de maths. Quand nous dirons « révolution », je veux me souvenir que je ne suis pas isolée de toi, et que tu n’es pas protégée de moi. On peut lever des murs, jeter des filets dans la mer, multiplier les frontières et les procédures pour les traverser – à la fin c’est inepte. Ta réalité traverse la mienne, ma réalité pèse sur toi. Les frontières fixes sont toxiques et ne servent à rien. Ce qui est immuable, c’est que tout se traverse. Ce qui ne veut toujours pas dire que tout se vaut. J’écoute les gens de mon âge parler des gens qui ont vingt ans aujourd’hui, et je les entends dire, comme toutes les générations avant eux : « ils désirent changer le monde », sur le ton blasé et serein de ceux qui en ont vu d’autres, de ceux qui savent comment ça se passe. Mais je peux témoigner : ma génération ne voulait pas changer le monde. Certains d’entre nous le désiraient, mais ma génération n’a jamais voulu changer le monde : elle y croyait trop, à ce monde, et elle croyait à tout ce qu’on lui disait. Toutes les générations n’ont pas voulu changer le monde. A toutes les générations n’a pas échu le devoir de changer le monde. A ma génération, on n’a jamais dit, avant même qu’on sache lire : « si vous ne changez pas le monde, vous allez tous crever. » Ils sont gender-fluides et ils sont pansexuels, ils sont racisés ou solidaires des racisés. Ils ne veulent plus être enfermés et définis par la misère et l’injustice. Ils sont chamanes, ils sont sorcières. Et ce qui m’intéresse aujourd’hui n’est plus ma honte, ni ma culpabilité, ni ma rage, ni mes keufs intérieurs, mais bien de me rendre capable de leur dire : tout est possible, à commencer par le meilleur. Et c’est une affaire de désirer autre chose. Je choisis de les croire quand ils disent qu’ils veulent le sauver, ce monde. Je choisis de croire que nous ne savons rien de ce dont seront fabriqués les jours à venir. Je choisis de croire que quand les plus puissants nous répètent à longueur de journées : « nous savons tout de l’avenir car nous connaissons le passé – il n’y a pas d’alternative, les choses sont comme elles sont parce que c’est dans la nature humaine d’en arriver là. C’est ainsi que Dieu l’a voulu dans son immense sagesse. Et s’il y a cruauté gratuite, et injustice, et grand saccage, c’est que la cruauté, l’injustice et le saccage font partie du réel ». Et ils disent : « regardez les animaux », et chaque fois qu’ils les regardent, c’est pour observer comme ils tuent. Alors moi aussi je regarde les animaux qui tuent et j’observe : je ne vois pas leurs camps de migrants, je ne vois pas leurs frontières, je ne vois pas d’éléphant barbeler son terrain pour ne jamais y voir de zèbres, parce qu’il a décidé que les zèbres ça ne devrait pas exister, je ne vois pas les animaux enfouir leurs déchets nucléaires. Alors je me demande : que dois-je comprendre des animaux dans nos histoires humaines ? La douceur est utile. La douceur et la bienveillance sont les notions les plus antinomiques avec le système qui nous opprime. La douceur et la bienveillance, c’est le contraire de l’exploitation capitaliste : de demander la permission, me demander si je consens. La douceur et la bienveillance, c’est ce qu’on ne trouve pas sur les marchés, c’est ce qu’on ne trouve pas dans l’armée, c’est ce qu’on n’enseigne pas dans les polices. Toutes les propagandes me traversent, toutes les propagandes parlent à travers moi. Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure. Rien, sauf le désir de croire que ce monde est une matière molle, que ce qui est vrai aujourd’hui peut avoir disparu demain, et qu’il n’est pas encore écrit que cela soit une mauvaise chose." (3/3)

 

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